Grand pasticheur des Voyages de Gulliver - dont le héros est certainement le plus grand polyglotte jamais inventé -, Karinthy devait lui-même envoyer ses personnages au fond des océans ou dans les confins de l’espace pour leur faire découvrir de nouveaux peuples et de nouvelles mœurs, car toute la surface du globe était désormais quadrillée.
Notre planète n’a jamais été aussi peuplée qu’aujourd’hui et pourtant, avec la densité de notre réseau de relations, le monde s’est en fait considérablement rétréci. Des Inuits du Groenland aux Mongols du désert de Gobi, tous les peuples et toutes les cultures seraient maintenant à portée de main.
À une seule et dernière condition, toutefois, et non des moindres…
Pour nous comprendre les uns les autres, nous commençons par apprendre à donner les mêmes noms aux mêmes choses, suivant les mêmes règles grammaticales. C’est la première étape de notre éducation, mais on ne s’arrête pas là. Nous devons également partager un ensemble de références communes, une histoire et une culture qui forment comme un halo d'associations d'idées autour de chaque notion et constituent en fait une base de discussion implicite. Ensuite de quoi, pour capter l’attention de nos auditeurs et mieux véhiculer nos idées, nous nous exerçons à manier notre langue, en modulant le rythme des phrases ou en jouant sur les nuances des mots.
On ne peut certainement pas espérer multiplier un tel apprentissage, qui exige un contact prolongé et approfondi avec une langue, pour un grand nombre d'entre elles. Pour découvrir un texte ou une bribe de culture d’un pays étranger, nous avons généralement besoin de passeurs, de personnes dévouées à cet art de transmettre la pensée et les sentiments des autres. Nous avons besoin de traducteurs, qui devront franchir à nouveau pour nous toutes ces étapes, dans les deux sens, et dont on attend qu'ils nous livrent, dans notre langue, la même chose que ce qu'ils ont trouvé au départ. Ce qui est exiger beaucoup, en vérité.
« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »
Inutile de dire que c’est une gageure. Devant tant de contraintes, l’évaluation d’une traduction doit fatalement consister à se demander « qu’est-ce que le traducteur a manqué ? qu’a-t-il mis de côté ? » mais aussi « qu'a-t-il ajouté ? qu’a-t-il apporté au texte original ? » Le résultat obtenu respecte forcément plus ou moins l'esprit ou la lettre de l'œuvre initiale. Il s'en écarte même précisément pour mieux lui rester fidèle, selon les spécificités de la langue et de la culture où elle doit être reçue, et chaque version d'un texte étranger ne lui ressemble finalement qu'à sa manière.
Ferenc Karinthy, le fils de Frygies, raconte, dans son roman Épépé, l’histoire d’un linguiste surdoué maîtrisant des dizaines de langues, qui se retrouve malencontreusement bloqué dans un pays dont il est incapable d’interpréter le moindre son. Pris au piège dans une mégalopole très semblable aux nôtres, il sera mêlé à des événements dont il ne comprend strictement rien.
Son récit prend, en un sens, le contrepied des aventures de Gulliver. On est plus ou moins chez nous dans cette ville européenne, et pourtant la langue est une barrière infranchissable. Tandis que le héros de Jonathan Swift allait à l’étranger pour trouver une image déformée de son propre pays, le héros d’Épépé nous confronte à une altérité radicale. La situation dans laquelle il se trouve n’est pas seulement absurde. Elle est vide de sens.
Cette fable nous rappelle qu’il faut plus qu’une poignée de main pour se rencontrer. La modernité nous donne effectivement l’opportunité de tous nous connaître, mais partiellement. De tous nous relier, mais de loin. De savoir tout… un peu. Si l’histoire d’Épépé est fantaisiste - car il n’est pas si difficile d’apprendre une langue étrangère -, il s’en faut de beaucoup que nous nous entendions réellement une fois passée la barrière des mots.
Nous partageons tous le même petit monde, mais il demeure entre nous un espace incommensurable, un ensemble de différences imperceptibles, qui nous séparent sans que nous en ayons conscience. Ce sont ces intervalles que les traducteurs explorent, et il suffit de les écouter pour voyager à leur suite et s’émerveiller avec eux de toutes les bizarreries qu’ils rencontrent sur leur chemin.
Du “pareil” (la chose semblable) au “même” (la chose identique), il y a encore un monde à parcourir.
* Pour reprendre Rainer Maria Rilke, dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduits par Maurice Betz