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"Je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes."

Une actualité de Camille V.L.
Publié le 03/08/2023
“'Now, I am become Death, the destroyer of worlds.'” I suppose we all thought that one way or another." (J. R. Oppenheimer, citant la Bhagavad-Gîtâ lors d'une interview télévisée).
Plus connu comme père de la bombe atomique que comme grand amateur d'Hindouisme, Oppenheimer avait déclaré que la Bhagavad-Gîtâ était un des plus beaux chants philosophiques qu'il ait jamais lus, toutes langues confondues. Le physicien, qui prenait des cours de Sanskrit tous les jeudis soir auprès du professeur Arthur Ryder et en avait lui-même traduit quelques passages, en offrait régulièrement un exemplaire à un collègue. Certaines de ses citations les plus célèbres en sont d'ailleurs directement issues, et pour cette raison sans doute l'ingénieur américain Vannevar Bush fit l’erreur, dans ses mémoires, d'attribuer à tort l'une d'elles à la Bhagavad-Gîtâ...

Plusieurs années après la concrétisation du projet Manhattan par l'essai Trinity, auquel il assiste, Oppenheimer confiera avoir eu en tête un des vers dont il fera, par cet aveu, la popularité dans le monde entier ; cette fameuse interview télévisée au cours de laquelle il explique avoir compris, comme tous ceux qui étaient présents ce jour-là, que le monde ne serait plus jamais le même : "Quelques uns ont ri, quelques uns ont pleuré, la plupart sont restés silencieux." Il se remémore quant à lui les paroles que Vishnou adresse à Arjuna : "Now I am become Death, the destroyer of worlds" ("Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes.").
 
Mais que tirer de cette citation offerte sur un plateau de télévision ? Que signifie-t-elle ? Et, surtout, quel sens particulier a-t-elle pu avoir pour le directeur scientifique du projet Manhattan, face au spectacle du premier essai de l'arme nucléaire qu'il avait contribué à concevoir ?
 
Retournons à la source. La Bhagavad-Gîtâ est un chant occupant une place centrale dans le Mahabharata, poème épique et récit fondamental de l'Hindouisme écrit entre le Ve et le IIe siècle avant Jésus Christ. Il conte l'histoire d'Arjuna, un prince guerrier en proie au doute devant la bataille qui doit l'opposer aux membres de sa famille, appartenant à l'armée adverse. Il recherche alors conseil auprès de Vishnou (par l'intermédiaire de son avatar Krishna) qui l'exhorte à faire son devoir et à aller se battre, délaissant ainsi ses états d'âme. 
 
Aux fins de le convaincre, la divinité apparaît sous une forme extraordinaire que le prince trouve d'abord terrifiante et qu'il peine à comprendre. Il lui demande de lui expliquer ce rôle destructeur dans lequel elle se manifeste à lui. Le désormais célèbre verset 32 du chapitre 11 sont les premiers mots de la réponse qu'il reçoit. Bien que le mot "Mort" soit une traduction anglo-saxonne courante du Sanskrit, celle-ci peut porter à confusion car Vishnou fait en réalité ici référence au temps. Aussi la plupart des traductions francophones lui préfèrent ce dernier terme : "Je suis le Temps qui, en progressant, détruit le monde" (La Bhagavad-Gîtâ, éditions Belles Lettres, 2022). Car au temps, rien ne résiste : quel que soit le choix d'Arjuna, le destin des Hommes et du monde est donc le même, inéluctable, voué à une destruction certaine.
 
De même, on ne peut que se figurer le spectacle qui se déroule sous ses yeux lors de cette première explosion lorsque Oppenheimer se remémore le verset 12 du même chapitre : « Si l'éclat de mille soleils surgissait tout d'un coup dans le ciel, ce serait quelque chose comme l'éclat que répand le grand Être » (ibid).
 
Profondément séduit par ces œuvres, Oppenheimer ne s'est pour autant jamais converti à l'Hindouisme. C'est dire qu'il n'y a peut-être pas tant trouvé un refuge spirituel qu'une philosophie aussi élégante par la beauté de ses vers qu'utile pour structurer sa vie, donner un sens à ses actes. Aspirait-il à la paix à laquelle parvient Arjuna, partant en guerre convaincu d'accomplir son devoir et de préserver son honneur, conformément au dessein de la divinité ? Certaines de ses déclarations, postérieures aux bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, portent à croire qu'il ne l'atteignit jamais vraiment. Par ailleurs, rien ne permet de penser que le physicien put trouver un quelconque réconfort dans le simple fait d'accomplir son devoir pour apaiser ses remords ni, contrairement au prince Arjuna, dans la croyance que l'âme étant éternelle, celle de ses adversaires survivrait au sort qui les attendait, délivrée de toute forme de souffrance. 

Toujours est-il que lorsque la revue américaine The Christian Century lui demanda de nommer les ouvrages qui avaient le plus profondément influencé sa philosophie personnelle, il cita la Bhagavad-Gîtâ en second, après Les Fleurs du mal de Baudelaire...

Un large choix de traductions de cette oeuvre majeure de l'Hindouisme est à retrouver au rayon Religions orientales, dans le secteur Sciences Humaines de la librairie.

Pour aller plus loin : "Robert Oppenheimer : triomphe et tragédie d'un génie" (Bird Kai et Sherwin Martin J., au Cherche Midi, ici en photo) : https://www.mollat.com/livres/2826446/kai-bird-robert-oppenheimer-triomphe-et-tragedie-d-un-genie

À lire : notre dossier sur l'histoire de la Bombe A : https://www.mollat.com/dossiers/bombe-a

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