Tout part d'un contexte, une grossesse et une naissance pendant l'épidémie de Covid, et d'un constat : "rien n'est plus banal, plus partagé et moins exploré que le toucher" dont l'absence devenue temporairement la règle a rendu sensible le caractère fondamental, essentiel dans nos vies.
Tisser, retisser du lien, réparer le monde...le travail des mains est devenu ces dernières années une figure presque incontournable d'une façon de dire et penser le monde. Et pourtant de la même manière qu'elles sont absentes de ces métaphores, leur travail bien réel reste invisible à nos yeux. Si des éloges de la main, de son intelligence créatrice, ont vu le jour dans le champ des sciences humaines notamment, il est des sphères du toucher qui échappent à cette réhabilitation. Alors que ses fonctions domestiques et de soin sont constitutives de la société, nécessaires à sa continuité, elles ne semblent pas touchées par ce regain d'estime. Parce-que produisant un travail invisible? Possible. Parce que traditionnellement et toujours majoritairement dévolues aux femmes et aux mères? La question mérite d’être posée.
Prise depuis sa grossesse dans une chambre d'échos de discours normatifs sur la maternité, Claire Richard est frappée par la capacité du "toucher, comme de la maternité [de] sape[r] nos idéaux de maîtrise, montre[r] la limite de nos projets discursifs de transformation. [A nous rappeler] que nous ne sommes pas cernés et inviolables, mais que nos frontières sont poreuses, que nous devons nos contours aux mains des autres, à qui aussi nous donnons une forme". De cette réalité naît le projet de "quelque chose qui nous mettrait au défi de la pensée binaire, quelque chose qui s'échappe et soit toujours changeant" et par là rendrait compte de cette "porosité" du toucher dans ses dimensions et variations intimes et sociales face aux normes rigides et souvent contradictoires de la maternité.
S'appuyant sur son expérience et celles d’un chœur de femmes, empruntant des points de vue aux domaines de l'art, de l'histoire ou de la sociologie, mêlant l'art du fragment et de l’anecdote à celui de l'essai, ces "Mains heureuses" ne cachent pas ce qu'elles doivent à des autrices comme Maggie Nelson tout en étant profondément singulières. Claire Richard réussit le pari d'une œuvre ouverte, protéiforme qui interroge par un jeu de renvois, de liaisons et de déliaisons, la place et le sens que nous donnons au toucher dans nos existences, formant et réformant l’idée que nous nous en faisons à l'image des mains (les nôtres, celles des autres) qui agencent et réagencent sans cesse nos existences.
Elle signe un ouvrage lumineux et souvent bouleversant qui redonne à la banalité quotidienne toute sa richesse, dévoile sa profondeur et sa complexité déjà-là mais injustement négligée.