Mai 1942, Seconde Guerre mondiale. Simone s’apprête à fuir la France pour les États-Unis.
Elle adresse, juste avant son départ, un ensemble de six lettres (dont celle-ci est la quatrième) au Père Perrin, cet ami cher avec lequel elle s’est longuement entretenue autour de l’histoire et de la doctrine de l’Église catholique : “vous êtes pour moi quelque chose à la fois comme un père et comme un frère”, lui écrit-elle, sans que cette analogie ne puisse dire toute la réalité de l’amitié profonde qui les unit.
Elle ne peut donc se résoudre à quitter le prêtre dominicain sans lui parler une dernière fois, peut-être peinée de n’avoir jamais consenti, comme il le lui suggérait, à se faire baptiser. Parce qu’elle estime avoir envers lui “une dette immense”, Simone cherche à apaiser sa déception en lui expliquant quelle est sa situation spirituelle.
“Dans toute ma vie, je n’ai jamais, à aucun moment, cherché Dieu”, commence-t-elle, et elle a pourtant toujours su que sa conception de la vie était chrétienne. Simone identifie plusieurs moments marquants au cours de son parcours spirituel mais se souvient tout particulièrement de l’heureux hasard par lequel elle a rencontré, lors d’un séjour à Solesmes en 1938, un jeune Anglais qui lui a fait découvrir George Herbert, poète du XVIIe siècle ; elle a appris par coeur le poème intitulé Love, qu’elle récite encore et encore. “C’est au cours d’une de ces récitations que (...) le Christ lui-même est descendu et m’a prise.” Cet aveu est d’autant plus important pour elle que ni sa famille ni ses amis les plus proches ne savent qu’elle vit, depuis plusieurs années, en union mystique avec le Christ.
Pour quelle raison, alors, refuser le baptême ? Philosophe profondément humaniste, c’est peut-être bien dans ce choix que Simone Weil illustre le mieux toute la rigueur de sa position intellectuelle, en vertu de laquelle elle ne tolère aucune concession, pas plus envers elle-même qu’au bénéfice de l’Église. L’époque est si tragique et les événements d’une telle gravité qu’il lui est impensable de concevoir que cette institution, “ce réceptacle universel”, puisse rejeter tout ce qui ne se conforme pas à son langage, par quoi le christinanisme ne peut véritablement s’incarner. Cette position est si fondamentale qu’elle aurait le sentiment de trahir la vérité, si elle quittait le point où elle se trouve depuis la naissance, “à l’intersection du christianisme et de tout ce qui n’est pas lui”. Et Simone d’ajouter : “Je reste d’autant plus à leur côté que ma propre intelligence est du nombre.” Car à ses yeux intransigeants, “la fonction propre de l’intelligence exige une liberté totale”.
Ainsi se tiendra-t-elle jusqu’à sa mort, à peine un an plus tard, emportée par la tuberculose, au seuil de l’Église, “sans bouger, immobile”.