Après ses indispensables Chroniques sur le roman policier, le premier tome de son Journal, et ses articles sur le cinéma réunis dans Les yeux de la momie (réédités aux Nouvelles Editions Wombat), c'est au tour de ses écrits épistolaires à être enfin accessibles aux éditions La Table Ronde sous le titre Lettres du mauvais temps 1977-1995. Simultanément, la même maison d'édition* fait paraître Play it again, dupont qui rassemble les textes ludiques qu'il écrivit entre 1978 et 1980 pour le magazine Métal-Hurlant autour des jeux de stratégie.
Ses lettres abondent en références au cinéma censé lui donner tout d'abord, grâce à la rédaction et l'adaptation sur écran de ses scenarii, l’aisance nécessaire pour vivre, avant de prendre goût à l'écriture romanesque. S'il est plutôt attiré vers les films populaires américains que vers l’avant-garde française à la Godard, il préfère de même les romans de divertissement à la grande littérature, tout en avouant admirer la langue du XVII - XVIIIe siècle, le style de Flaubert, de Céline ou de Dashiell Hammett. Son regard à la fois incisif, désenchanté et stimulant porte notamment sur la mort de l’art et contre la marchandisation culturelle, dénonçant notamment la récupération du « polar », autrefois arme de contestation, devenu un produit respectable aux mains du pouvoir, des médias, des critiques. Il cible la plupart des journalistes et des politiques de tous bords de son époque, ces « gens du mauvais temps » qui devait être le titre de son ultime cycle romanesque, projet entamé en 1988 avec La Princesse de sang, sans cesse reconduit et… interrompu par sa mort en 1995 (il sera publié, inachevé, en 1996).
Son influence dans le paysage littéraire français des cinquante dernières années est indéniable pour certains jeunes romanciers destinataires de ses lettres. En France, ils sont ou deviennent des amis qui reconnaissent leur dette à l'égard de Manchette : Richard Morgiève (qui signe une préface émouvante à ce volume), Pierre Siniac, Hervé Le Corre, Didier Daeninck, Serge Quadruppani ou encore Jean Echenoz, le rare écrivain de Littérature contemporaine qu'il aime lire. A l'étranger, son travail de traducteur l'amène également à côtoyer du beau monde : ses échanges chaleureux avec l'anglais Robin Cook, les américains Ross Thomas et Donald Westlake, mais aussi avec son homologue espagnol Paco Ignacio Taibo II. Son fameux article publié dans Libération en 1987 pour saluer un premier roman intitulé Lune sanglante suffit à lancer la notoriété d'un inconnu, un certain James Ellroy. Manchette récidive dans une lettre datée de 1989 où il fait l'éloge de son nouveau "chef-d'oeuvre" Le Grand Nulle part.
Plus de 200 lettres écrites entre 1977 (son roman Fatale vient d’être refusé par la Série Noire, Manchette accuse le coup) et sa disparition à seulement 53 ans révèlent l’incroyable lucidité de ce graphomane pétri de contradictions et d'allusions philosophiques, littéraires, politiques, historiques, éclairées grâce à l’excellent travail de notes qui les accompagnent. Capable d’analyser sa propre écriture avec minutie, de livrer les clés de ses romans, et de ceux de ses confrères, de disserter sur le genre noir, ses domaines artistiques de prédilection (le cinéma, la science-fiction, la bande-dessinée), Jean-Patrick Manchette semble s’adresser d'abord à nous, lecteurs, confidents et témoins de ses paradoxes, ses coups de gueule, ses angoisses toujours contrebalancés par une autodérision salutaire. Invité en 1992 à recevoir le « Raymond Chandler Award » au festival de Viareggio mais hostile à toute manifestation culturelle, il décline non sans humour en se comparant à un des maîtres du hard-boiled : « j’ai non seulement écrit un peu plus de romans que Raymond Chandler, mais encore j’ai tâché de boire autant que lui. Je n’ai évidemment pas son talent, et à présent il est apparu que je n’ai pas non plus son foie. ».
Cette correspondance nous ouvre le laboratoire intime d'un des plus grands écrivains de la fin du XXème siècle, les passionnantes coulisses de son œuvre romanesque et de son temps. Derrière la figure iconique et impressionnante de père du "néo-polar"(terme forgé par lui et étendard sur lequel s'exerce son ironie), l’homme sensible, généreux et complexe, intransigeant parfois, hilarant souvent, se dévoile et nous bouleverse...
*Pour tout achat d’un des 2 volumes de Jean-Patrick Manchette à la Table Ronde, un tirage limité de son scénario Mésaventures et décomposition de la Compagnie de la Danse de Mort de Manchette vous sera offert.