20 ans après "Comment j'ai vidé la maison de mes parents", "Que ce soit doux pour les vivants" pose la question de savoir ce "que font les vivants avec les morts " et, chose moins évidente et plus intéressante encore, de savoir ce que ces derniers offrent "aux vivants comme supplément de vivre [.]" Cette double question, Lydia Flem la pose à partir du matériau même du précédent récit du deuil de ses parents. Il lui sert à la fois à mesurer son cheminement intérieur et comme point de départ pour penser ce "deuil long, ce deuil sans fin, nimbé de tendresse" qu'elle nomme, en reprenant et s'appropriant les paroles de son époux Maurice Olender, "le doux deuil".
Une expression qui étonne et qui va en quelque-sorte à l'encontre de l'idée commune que nous nous faisons du deuil : celle d'une expérience violente, qui laisse exsangue et dont il faudrait s'arracher, presque par devoir, par un lent et patient travail d'oubli. L'ethos de Lydia Flem - et celle de ses lecteurs - est d'en faire...tout le contraire.
Dans "Que ce soit doux pour les vivants", les lieux, les objets, les archives, les souvenirs et autres histoires transmis de génération en génération forment un monde où se côtoient intimement les vivants et les morts. Le deuil n'est pas affaire d'effacement hormis celui, inéluctable, lié aux défaillances de la mémoire. Il perdure, au contraire, tout au long de l'existence suivant des métamorphoses successives. Il est (re)lecture et (ré)écriture continuée d'un passé qui se conjugue sans cesse au présent par la fréquentation des morts et de leur héritage. "Le temps fait des boucles, avance en se déportant sur le côté. Il ne se déroule pas selon une flèche orientée entre passé et futur. Chaque nuit explore hier et demain, parfois ils se confondent."
Il en est ainsi du livre lui-même, donc, qui peut être lu comme une relecture en même temps qu'un prolongement de "Comment j'ai vidé la chambre de mes parents". Ainsi de son travail photographique sur les "archives vivantes" trouvées dans la maison de ses parents et qu'elle évoque dans des pages touchantes. Ainsi également du travail de la photographe italienne Moira Ricci qui incruste son image dans celles du passé de sa mère défunte. Ainsi, pour finir, du travail de Mathilde une étudiante en communication visuelle et graphique qui photographie et met en scène les archives de la famille de Lydia Flem et qui suscite en elle cette réflexion : "Elle m'offre quelque-chose des coulisses qui ont sans doute, avec mille variations, été celles de mes lecteurs et lectrices, découvrant dans mon récit le miroir de leurs propres histoires. A son tour elle me tend une psyché où je lis les reflets de mon chemin, un peu comme une séance de psychanalyse en images."
"Que ce soit doux pour les vivants" décrit d'une façon toujours juste la difficulté du deuil mais aussi plus spécifiquement la difficulté à être pour la seconde génération de survivants du génocide :
"Archives de la maison vide : les deux numéros sur le bras de ma Mami [ndlr surnom donné enfant à la mère de l'autrice], ses cris dans la nuit de mon enfance, ses robes patiemment cousues à même la peau, pour retrouver le fil de la vie après "la mort venue d'Allemagne" (Paul Celan)".
"Retrouver le fil de la vie" en tirant et déroulant celui de l'écriture à partir d'un paradoxe : la double injonction héritée de ses parents à savoir oublier et se remémorer perpétuellement. Et au-delà de cet acte thérapeutique qu'est le récit, faire l'expérience de la réception de ce dernier, "devenu partagé, partageable" et donc "profondément réparateur".
"Retrouver le fil de la vie" par le truchement de la littérature et d'un art de s'entretenir avec les morts, c'est aussi un peu ce que la lecture de "Que ce soit doux pour les vivants" nous incite à faire.